Témoignage d'Anna

10/11/2016 11:50

J’avais 49 ans, j’étais mariée depuis 20 ans, la relation avec mon mari était stable, sécurisante mais aussi empreinte d’inaffectivité, donc peu satisfaisante. J’étais en questionnement sur mon couple, ma fille aînée était partie de la maison pour un long voyage à l’étranger quand tout à coup ma vie a basculé. 

C’était il y a deux ans.

 

    

Silence, Henri Fuselli.

 

Je suis tombée amoureuse d’un homme que je connaissais (presque) bien puisque c’était un collègue de travail avec qui je travaillais depuis au moins 7 ans. Il ne m’a pas fait vraiment la cour mais m’a tendu la perche. C’était très tentant d’autant plus que dans les années qui avaient passé il était le seul homme pour lequel je sentais un désir intense par moments. Alors je me suis inclinée devant le désir qui m’enflammait. Nos premières nuits ont été magiques. Je redécouvrais ma sensualité, il m’a embarquée dans sa fougue que j’essayais parfois de freiner. Il était le feu, j’étais l’eau. J’ai été touchée par sa flamme, il a quitté le foyer conjugal au bout d’1 mois de notre relation. Il était d’une sincérité et d’une profondeur incroyables.

 

Vous trouverez ce récit à la troisième personne, qui me permet de prendre de la distance par rapport à mon expérience et mes émotions. Le personnage (moi dans la vraie vie) s’appelle Anna. Lui s’appelle Esteban.

 

Anna l’écoute parler, parler de lui, parler de son amour pour elle, de leur rencontre lumineuse, de leur initiation amoureuse mais il ne la voit pas, elle. Elle essaie d’être mais toujours il est surpris, il ne s’attend pas à ce qu’elle existe/soit réelle. Anna est chagrine mais elle-même ne fait-elle pas la même chose ? Elle est subjuguée par sa présence dense et intense, par son regard bleu si ténébreux, ses mains longues et fines d’artiste ou de pianiste. Peut-elle l’aimer dans sa réalité ? Mais surtout comment lui en donner une quand le fantasme et les points aveugles prennent le dessus, quand l’illusion met des lunettes déformantes sur le nez de chacun des amants ? Esteban et Anna sont dupes sans l’être. Ils s’en parlent et voudraient que leur savoir conjure le sort, mais la vie est plus forte que leur espoir raisonné, le cœur et ses passions sont la plus grande force. Leur volonté n’y pourra rien, ils sentent bien leur impuissance à contrer des forces qui les dépassent et cherchent à manifester un sens. Ils doivent probablement renoncer l’un à l’autre, au possible d’un couple pour que chacun trouve sa propre voie. Anna cherche à se rassurer, ce n’est pas possible de se quitter après avoir vécu cet échange d’âme à âme incarné dans la chair de chacun. Les mots n’ont aucune puissance pour dire cette incarnation où ils ont frôlé le divin et déployé leur cœur d’enfant, à nu. Esteban rassure Anna. Qu’elle parte tranquille en randonnée avec des amis, il va arrêter de l’accaparer ; qu’elle parte en Suède avec son mari et ses enfants comme prévu, après tout cela ne fait qu’un mois qu’ils sont amants. Il va tenter de travailler ses conflits, il accepte ses remarques, semble se remettre en question devant sa possessivité exacerbée.

Et la nuit tombée d’un jour de juin, une voix venimeuse enfle par-dessus lui, sortie de la nuit telle un monstre. Anna ne peut y croire, elle est comme pétrifiée. Sa respiration se fait haletante et presque faible. Ses jambes tremblent, elle l’entend parler et les mots la transpercent :

« Fais un choix, tu ne sais pas faire un choix, je ne peux plus vivre dans le secret. Je ne supporte pas que ton mari soit près de toi, quitte-le. Je ne supporte pas vos vacances, vos amis » et la contradiction : «  Ne le fais pas pour moi. » Anna suffoque et se dit qu’il n’a pas le droit. Elle ne le reconnaît plus. Il est dur et impitoyable. Est-ce son désir ou est-ce son ombre ? A l’intérieur d’elle-même l’intérieur qui redevenait serein vole en éclat. D’autres mots sont prononcés, durs et glaçants. Ces mots-là elle ne les oubliera jamais, ils effacent les plus beaux, les plus doux qu’il ait jamais prononcés. Une nuit s’écoule. Elle ne doit pas oublier que c’est de la maltraitance psychique, qu’elle a passé la nuit au bord de l’implosion entre angoisse, panique et douleur, quasiment en apnée. L’intérieur était totalement menacé. Elle n’avait même plus accès à son désir. Il imposait le sien, elle devait se soumettre, elle était peinte, repeinte avec le jet noir qui sortait de sa bouche, un torrent de lave épaisse, un torrent de haine insatiable et dévorante. Le pire c’est qu’Anna pensait qu’il avait raison, un peu quand même, sûrement. Elle n’était pas à la hauteur, l’estime d’elle-même était totalement anéantie, sapée. L’angoisse était tellement forte que la pensée était évanouie, absente, plus aucun soutien, juste une respiration de petit chien fatigué pour prendre un peu d’air et survivre telle une noyée dans l’au-delà, telle une marionnette, désarticulée, vidée d’énergie, titubante et chancelante. Elle sait qu’elle doit retrouver son sanctuaire pour déployer ce qui rayonne à l’intérieur, retrouver sa confiance, sa justesse. Elle sut alors qu’il fallait le quitter. La nuit, si seulement la nuit pouvait être réparatrice, mais la nuit des monstres sortent, tout à coup des rêves ont surgi. Elle se voit petite, elle se précipite contre le corps de son père pour écouter son cœur ; elle sourit à un ange, à un Dieu. Elle oublie ce qu’elle aime, elle oublie qui elle est, il veut bien de ses petits bras qui cherchent à l’enlacer, il veut bien de ses baisers déposés sur son visage. Elle a peur d’un geste d’agacement, elle se fait tout miel, elle a peur qu’il se détourne alors elle promet son corps, se colle à lui, c’est elle qui lui prend la main, c’est elle qui le guide, son corps n’a aucune importance, elle ne le sent plus, elle est anesthésiée, tant mieux. Elle ne bouge pas, ne dit rien, de toute façon elle n’existe pas, ça ne peut rien lui faire de douloureux très longtemps. Elle oublie, n’y fait plus attention, c’est d’une banalité quotidienne ; elle se protège comme elle peut en y voyant un Dieu, c’est sa façon de se protéger : idéaliser. Elle ne reconnaît pas la menace, elle ne reconnaît pas le danger : elle est dissociée. Si elle commençait à VOIR alors elle s’effondrerait sous la douleur.

Le jour, le jour et la sérénité la fuient encore, l’effroi ne la quitte pas, son esprit est accaparé par l’effroi sans arrêt, elle n’arrive plus à être disponible au présent malgré les années de yoga et de cheminement intérieur, malgré la psychanalyse qu’elle a entamée 8 ans auparavant.

Anna quitte Esteban, pas longtemps. Il la supplie de revenir, il va changer, il est simplement en proie à un passage difficile de sa vie. Ils reprennent et tout recommence dans la confusion la plus obscure. Il appelle, elle tombe dans ses bras, sa voix douce la charme, nuit de fusion et d’enchantement, de tendresse érotique. Puis deux jours plus tard, dans la vie professionnelle elle le voit, son corps se raidit, se tend. La peur revient, elle n’a plus confiance. Que doit-elle écouter ? Le psychanalyste lui conseille d’écouter son corps qui dit « je ne peux pas, je ne peux plus » mais « l’état amoureux »  est là. Elle n’arrive pas à se détacher de celui qui la fascine, la subjugue.

Leur relation n’est pas épanouissante, elle est mortifère. Mais il y a cette attirance, cette aimantation. Elle est dans un conflit terrible : Elle est à son corps défendant dans la réalité du quotidien mais le pouvoir de ses mots la fait basculer. Sa mélancolie : le chant des sirènes.

La nuit : Anna s’en va doucement vers la chambre, elle s’étend son corps sur celui d’Esteban. Elle est triste mais ne le sait même pas. Elle se cambre sous son corps fort et puissant, ses mains essaient de pénétrer sa chair, elle est triste mais ne le sait pas ; la lumière douce ; les creux et les bosses de ses clavicules, le grain de sa peau si fin si léger, elle boit de ses yeux, de ses lèvres avides et mouillées, elle le mordille, elle mord de plaisir sans faire mal. Elle est triste mais ne le sait pas. Elle ne se souvient plus, elle ne veut pas se souvenir qu’en dehors de cette chambre, il n’aime pas sa réalité pourtant si simple. Il lui reproche tout, surtout d’être elle–même. Elle se retourne, il la prend dans ses bras, elle se tend sous ses mains fines de pianiste, si longues, si belles. Elle dit oui elle l’appelle, elle sent l’excitation et le plaisir monter en vague en eux. Elle est triste et violentée mais elle ne le sait pas, elle a préféré se couper d’elle–même. Elle s’est scindée pour jouir, jouir encore et ne pas se séparer, ne pas être seule, pour le retenir encore. Qu’il ne parte jamais. Eleria, Elle s’appelle Eleria ce soir-là. « elle (n’)est rien ». Elle est calme, elle est douce. Elle aime son regard ténébreux, elle frissonne. Elle est calme, elle est douce. Il lui manque son cri. Il lui manque son cri contre l’offense.

Dans la journée Anna note un comportement étrange : Elle qui ne voulait surtout pas que cette relation extra conjugale se sache, elle ne  la cache soudain plus. Elle l’accompagne prendre un café, Elle lui sourit , passe chaque pause  avec lui : elle se surprend à faire le contraire de ce qu’elle  voulait faire. Elle ne comprend pas pourquoi elle agit ainsi. Elle fait ce que lui désirerait qu’elle fasse.

Elle sent une menace. Quand elle le croise au travail il la regarde d’un air dur et froid. Dureté, regard de glace. Il dégage une violence terrible. Anna sent qu’il faut qu’elle coupe le lien. Elle a besoin de se libérer de cette sensation de menace. Elle écrit une lettre de rupture et la lui envoie. Une culpabilité terrassante la cloue, mais elle ne revient pas en arrière. Soulagement aussi, elle va pouvoir retrouver sa joie de vivre. Une salve de SMS s’ensuit, elle ne répond pas. Il menace de venir tout dire à son mari. Ils se croisent au travail, il l’accuse d’être dans le mépris alors qu’elle est dans la TERREUR. Elle rêve du psychanalyste, qui est aussi son psychothérapeute à lui. Ce psychanalyst,e à qui elle a demandé quelques semaines plus tôt  s’il était sain qu’il continue à suivre deux patients qui se connaissent, qui vivent une histoire dont personne ne connaît l’issu,e et où l’intimité et la sexualité vont forcément être dévoilées. Il lui assure que c’est tout à fait possible de suivre Anna et Esteban, qu’il saura rester neutre et détaché. Mais en réalité  lui-même est dupe. Le rêve que le psychanalyste est excité, qu’il bande et cherche à épier leurs relations sexuelles avec des jumelles. Elle se réveille, elle ne sait plus où elle en est. Le psychanalyste ne serait-il  pas en train de sombrer dans la part obscure du voyeurisme ? Elle sent qu’elle ne peut même plus compter sur lui.

Esteban continue d’envoyer des SMS, la discussion reprend, ce sont des bombardements de SMS, la fatigue est extrême, sa résistance psychique commence à se fêler, elle est au bord de la décompensation : ça ne fait que 3 mois toute cette histoire mais c’est un ravage. Elle sent que l’intériorité est totalement délitée, qu’elle n’a plus de ressources ni de sécurité intérieure. Elle est noyée sous des messages contradictoires mais n’arrive plus à distinguer ce qui est clair de ce qui est confus, elle manque d’esprit critique : les émotions prennent le dessus tout le temps, la terreur tue l’esprit. Et son psychanalyste ne lui est d’aucune aide.

 

A ce moment-là de ma vie, tout est trop violent, trop brutal et ces rêves bizarres qui continuent. Les rêves… Des odeurs de sperme, des draps froissés, mes jambes tétanisées qui ne peuvent se dégager, un nénuphar qui pousse dans mes poumons, mon corps comme une carcasse métallique que l’on secoue, pas de visage, aucun visage mais la texture des cheveux de mon père. Je sombre la nuit, je sombre le jour. Mon esprit va mourir si cela continue. Pourquoi est-ce que je vis tout cela à 50 ans ? C’est un non-sens pour moi. Au bord de l’implosion, au bord de la noyade, je suis repêchée par ma sœur qui me conseille d’aller consulter une psychothérapeute spécialiste dans les relations de pouvoir. Je quitte mon psychanalyste qui me dit, contrit, que je prends une sage décision. Je commence alors un travail approfondi. Je relis mes rêves, notés dans un cahier depuis 9 ans. Il y a beaucoup de références à Boris Vian. Je cherche. Regarder son visage sur une photo  me fait fondre de tendresse, pourquoi ? A qui ressemble-t-il ? A mon père. Et pourquoi le nénuphar dans mes poumons ? Je relis L’écume Des Jours , l’Arrache Cœur et je vois ce même climat d’incestualité. Là où j’ai cru voir de la tendresse c’est de l’avidité maternelle, ou celle de ma grand-mère,  de l’effraction, de la froideur, des caresses qui ne sont pas des caresses de tendresse mais sexuelles, on me veut captive,  c’est un gouffre sans fond. Et je me souviens de ma mère il ya quelques années qui prend son bain, ses petits enfants, très jeunes autour d’elle. Ils étaient revenus vers nous en disant « Grand-mère  prend un bain elle nous a montré ses seins, elle veut qu’on lui touche les tétés »  et nous, ses filles, n’avions pas su quoi dire tellement nous étions sous emprise. 

 

Cette même année-là , il y a 8 ans, je fus atteinte de la maladie de Lyme. Quelle étrange maladie : un parasite vous vide de votre énergie, de votre substance sans que vous vous soyez aperçu de la morsure de la tique. Une maladie que beaucoup de malades essaient de faire comprendre à leur entourage car on leur dit souvent qu’ils imaginent leur souffrance, leurs symptômes. Même des médecins ne prennent pas ces malades au sérieux puisque dans les tests de laboratoire on ne trouve rien. Des rêves : une armée d’insectes s’abat sur moi, des engins de guerre montent le long des murs de ma maison et espionnent tous mes faits et gestes. Un robinet d’évier et des spaghettis comme des vers  qui en sortent.  A ce moment là de la thérapie analytique je découvre que ma mère est « tordue » mais il me faudra des années pour me mettre en contact avec la souffrance que cela a causé, et la traverser. Cette année-là, je me raccroche à mon père, comme toujours. J’ai le sentiment qu’il est un bouclier, quelqu’un sur qui je peux compter.  En fait, il a peur de sa femme et minimise toujours ses actes. Mon père est charmant, charmeur, serviable, il ne se met jamais en colère. Tout le monde l’adore.  Moi aussi. Il est mon Prince Charmant. Et puis un jour, pendant des vacances que nous passons tous ensemble je me rends compte que j’ai peur qu’il rentre dans ma chambre. Pourtant j’ai plus de 40 ans à l’époque. Qu’est ce qui me prend ?  Rien ne remonte de l’Inconscient vers le Conscient pourtant, juste une peur.  Mon père décède l’année suivante et nous laisse dans une situation très compliquée financièrement. Le travail analytique piétine. Mon évolution psychique semble comme bloquée. Puis tout à coup cette aventure extra-conjugale vient secouer tout l’édifice. Et l’image idéalisée de mon père s’effondre. Des cauchemars se suivent les uns après les autres. On me demande de garder le secret, de ne rien dire, ressenti de néantisation, mon âme s’échappe au plafond, sort dans le jardin et va voir la sauterelle qui est dans l’herbe pour que je ne voie pas le visage qui est au-dessus du mien . Mais il y a les cheveux noirs et épais, mes petits bras qui entourent cet homme de toute leur tendresse d’enfant. Il est si malheureux. Cette femme, ma mère, qui ne sait pas lui donner  d’affection. L’odeur du sperme, les draps qui se froissent, mon corps qui glisse et mes cuisses qui se tétanisent. Je vais mourir.

 

Mais j’ai de la chance. Je découvre la compassion d’une femme,  dont le métier et la mission sont de soigner l’âme meurtrie. Elle m’écoute, un espace s’ouvre où ma détresse est entendue et prise au sérieux. Cette compassion vraie, réelle m’affranchit peu à peu du traumatisme sexuel de mon enfance, resté enfoui, bien enfoui malgré la psychanalyse. Alors je comprends le sens de ce qui m’arrive. Je n’avais rien vu car ce sont des morceaux de puzzle éparpillés qu’il fallait savoir assembler. Je me fie enfin à mes ressentis, à mon intuition. Je retrouve des secrets et des traumas chez mes ancêtres dans une quête généalogique de plusieurs mois. Mon père a été scolarisé chez les Jésuites dans cette même école dont les médias ont parlé cette année. Aurait-il été victime lui aussi  de ces meurtriers pédophiles ? Très probablement : dans un rêve vieux de 2 ans mon père, petit garçon, est accroupi sur un trottoir et marche à reculons vers la piscine Moiltor. J’ai appris plus tard qu’en effet les élèves de cette école de Jésuites y étaient emmenés. Se serait-il passé quelque chose là bas ? Dans ma vie professionnelle et personnelle, j’ai vécu encore des moments de détresse chaque fois que j’ai croisé mon ex-amant au détour d’un couloir. Heureusement, il a quitté les lieux et ma mémoire traumatique ne s’allume plus autant. J’ai également vécu aussi des moments de grâce car je me suis sentie revenir à la vie. Ça pétillait sous ma peau, la chaleur revenait. Aujourd’hui je ne suis plus glacée ni gelée. Je sens que mon âme, trop meurtrie et égarée jusqu’alors, revient dans mon corps. Je suis davantage en lien avec mes émotions alors que j’en étais totalement coupée pendant des années. Un futur s’ouvre devant moi. Voilà enfin le temps de l’espérance. L’espérance d’advenir à ce que je suis profondément et dont j’ai été séparée si longtemps. J’avance.